jeudi 10 novembre 2016

Axelle Lemaire : « D’ici vingt ans, le jeu vidéo sera reconnu comme un art à part entière »

Axelle Lemaire : « D'ici vingt ans, le jeu vidéo sera reconnu comme un art à part entière »

Les jeux vidéo comme d’autres formes d’expression sont à rapprocher de l’art, mais hélas, ils ont été souvent stigmatisés (et ce des fois à juste raison, voir informations complémentaires en bas d’article). Cependant je vous propose de découvrir un peu plus cet univers avec un de nos documentaires fétiches de la chaîne Arte  : GAME OVER  – Le règne des jeux vidéo (ci-dessous)

Mercredi 26 octobre, Axelle Lemaire était de passage à la soirée d’inauguration de la Paris Games Week. A l’occasion du Salon du jeu vidéo, la secrétaire d’Etat au numérique a notamment reçu le rapport sénatorial de mi-parcours sur la régulation de l’e-sport, et annoncé la création d’un nouveau collège représentant les joueurs amateurs au sein de la jeune association France eSports, créée au printemps. A travers cette mesure, la ministre franco-canadienne entend affirmer son soutien à l’une des industries françaises les plus créatives, à défaut d’être la plus reconnue.

Vous avez annoncé l’intégration des joueurs à l’association France eSports. Quel était l’enjeu ?

C’est un enjeu de représentation et de représentativité de l’association. Lorsque l’annonce a été faite de la création d’une association fédératrice de l’écosystème de l’e-sport en France, j’ai relevé les réactions de nombreux joueurs sur les réseaux sociaux. Ils se plaignaient que la structure ne soit que pour les gros, qu’elle soit réservée à l’industrie, et se sentaient délaissés. J’ai toujours trouvé important que les joueurs, notamment amateurs, soient représentés.

L’association comportera donc trois collèges : celui des promoteurs, joueurs professionnels et organisateurs ; un collège des éditeurs de jeux vidéo ; et enfin celui ouvert aux pratiquants amateurs, sur la base d’un accès gratuit. Il est tout aussi important d’aider à ce que le monde amateur se structure. Des associations contribuent beaucoup à faire vivre des tournois sur tout le territoire, et c’est pour moi l’une des spécificités de l’e-sport à la française : des rencontres souvent très festives, organisées au niveau local. Il est très important de soutenir également ce niveau-là de la pratique.

Vous parlez de développement d’un e-sport à la française. Quels modèles et quelles spécificités avez-vous à l’esprit ?

Je pense que j’ai assez instinctivement la tête tournée vers l’international, du fait de mes origines et de mes séjours à l’étranger. J’intègre systématiquement une sorte de logiciel comparatif avec ce qui se fait ailleurs. Quand on observe l’essor de l’e-sport à travers le monde, on se rend compte que des pays comme la Suède, l’Allemagne, le Canada, et surtout la Corée du Sud et les Etats-Unis ont démarré les premiers, mais que ce qui fait l’atout de la France, ce sont ses joueurs professionnels, qui sont assez recherchés à l’international. Il y avait un risque que certains rejoignent des équipes à l’étranger, de même que nous avions du mal à attirer en France les meilleurs joueurs mondiaux, du fait d’un flou juridique qui n’encourageait pas l’essor du secteur. L’idée de la reconnaissance de l’e-sport, c’était de créer en France un cadre clair et prévisible, qui soit bénéfique aux joueurs. C’est l’un des objectifs premiers. Le reste s’est fait naturellement. Nous avons vu l’intérêt que l’e-sport pouvait susciter, avec notamment des investissements économiques, des phénomènes de rachat, de créations d’équipes, y compris par de grands clubs de football, etc. On sent qu’on est dans une phase d’engouement très réel et croissant.

Actuellement l’e-sport repose surtout sur quatre, cinq jeux, qui pour la plupart ont été développés aux Etats-Unis ou au Canada. Promouvoir l’e-sport, n’est-ce pas également encourager la vie commerciale de ces jeux au détriment de titres français qui pourraient percer ?

Ce n’est pas du tout ce que j’entends de la part des éditeurs de jeux français. A la Paris Games Week, qui est en croissance exponentielle chaque année, on voit bien que mettre en avant l’e-sport permet de parler de tout le jeu vidéo de manière générale, qui ne s’est jamais aussi bien porté. En tout cas, les éditeurs vont beaucoup mieux, cela fait dix ans que l’on n’a pas atteint ces niveaux en termes de chiffre d’affaires. Dans ce contexte l’e-sport constitue une vitrine pour l’ensemble du secteur

Il y a eu une crise en 2012-2013, mais l’industrie étant cyclique, cela n’a rien d’étonnant. Nous sommes sur une nouvelle génération de consoles, celle de la PlayStation 4 et Xbox One, qui arrive à maturité.

Certainement. Mais j’ai aussi l’impression que les éditeurs français sont plutôt en forme, et plus en forme que précédemment. Le crédit d’impôt jeu vidéo y est aussi pour quelque chose. Quand nous sommes arrivés en 2012, le secteur était en crise, l’alerte était donnée, les grands studios menaçaient de quitter la France, de fermer définitivement leurs portes, avec des exils massifs d’équipes… Nous n’en sommes plus à cette phase-là. Je ne pense pas qu’il faille considérer que la commercialisation de jeux vidéo selon des cycles e-sport menace le jeu vidéo dans sa globalité. Les joueurs de compétition en ligne sont aussi des consommateurs d’autres jeux.

Justement, peu. Les joueurs d’e-sport tendent à avoir une consommation très exclusive : ils se consacrent souvent à un jeu au détriment des autres.

Le jeu vidéo français a quelque chose de plus créatif, de plus cinématographique. Quand j’observe la production française, je n’ai pas l’impression d’être dans des produits ultra marketing et grand public, plutôt sur des produits culturels. On sent bien qu’on touche à une fibre artistique. Je pense qu’il serait erroné d’opposer l’e-sport à l’édition et à la création en France.

Pourtant, pendant que l’e-sport obtient une reconnaissance publique, la reconnaissance culturelle du jeu vidéo en tant que tel semble stagner. Il n’y a plus eu de geste symbolique fort depuis dix ans et la remise de la médaille des Arts et des Lettres à six créateurs de jeux. Ce ne serait pas le moment de faire un geste, comme de nouvelles décorations, ou le lancement d’un musée, pour équilibrer ?

Il y a des événements qui permettent de nommer des lauréats chez les productions de jeu vidéo. C’est très positif car, pour ma part, c’est un secteur culturel et artistique dont j’ai découvert la richesse. J’ai pu constater que les débats autour des qualités culturelles du jeu vidéo ressemblent énormément aux débats qui entouraient la reconnaissance du cinéma à la fin du XIXe siècle. On ne l’appelait pas encore le septième art, et on accusait les personnes qui le consommaient d’être dépendants, de s’éloigner de la lecture et de la réflexion intellectuelle, d’être face à une pratique barbare, de facilité, parce que l’image perturbait. Nous sommes sur des débats finalement similaires. Je suis persuadée que, d’ici vingt ans, le jeu vidéo sera reconnu à part entière comme un art. D’ailleurs, la réalité actuelle de la création, c’est que le cinéma et le jeu vidéo se rapprochent. Chez Quantic Dream, 300 acteurs ont pris part à la réalisation de leur nouveau jeu, Detroit. Tout cela va assez vite fusionner, je pense. Ce qui compte, c’est l’ambition artistique.

La France compte des festivals de notoriété mondiale comme Cannes pour le cinéma, Angoulême pour la bande dessinée, Avignon pour le théâtre. Où est l’équivalent pour le jeu vidéo ?

Comment s’appelle la cérémonie ? Les Ping Awards. C’est petit, mais je serais favorable à ce que la France contribue à la reconnaissance de cet art. De la même manière que la France est assez précurseur sur l’e-sport, il faudrait que l’on élève – et en France, quand on parle d’élever, cela signifie socialement et intellectuellement – le jeu vidéo au rang d’art.

L’Etat peut-il être moteur ?

Ce n’est pas l’Etat qui organise le Festival de Cannes mais, dans le portage politique et le message envoyé aux acteurs du monde culturel, je m’emploie en tout cas à y contribuer. C’est peut-être ce qui peut faire la différence pour la santé de ce secteur en France. J’observe que, dans notre pays, la technologie et le cinéma constituent encore deux univers distincts et peu perméables. Il y a une tradition du cinéma du réel qui ne peut que s’enrichir dans la prise en compte des bouleversements sociétaux liés aux évolutions technologiques. Il faut voir le jeu vidéo comme un art vivant, en lien avec les pratiques de nos concitoyens. A cet effet, le potentiel d’utilisation des techniques du virtuel peut, à mon avis, résonner fortement avec les aspirations ou les attentes cinématographiques d’une partie de nos concitoyens, et serait en phase avec l’ambition culturelle que la France a toujours portée.

William Audureau

 

Source : Le Monde.fr

Informations complémentaires :

 
Axelle Lemaire à la soirée d’inauguration de la Paris Games Week, mercredi 26 octobre.
Nicolas Gavet pour Paris Games Week

 

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